dimanche 15 avril 2012

Témoignages : Sa fille amputée d’un bras par erreur, il n’a toujours pas eu gain de cause...


Caporal dans l’armée, affecté à la Garde royale, Redouane Samara a vécu la pire souffrance de sa vie. «Au terme de sa grossesse, ma femme accède le 8 avril 2005 à l’Hôpital militaire de Rabat et accouche d’une petite fille. Pas de complication lors de l’accouchement et le bébé naît normalement. Mais le staff chargé de l’accouchement, à la surprise de la mère, fait disparaître le bébé pour l’envoyer vers une destination inconnue. On découvre que c’est dans une clinique à Salé que le bébé a été hospitalisé. Suite à une erreur commise au moment de l’installation de la seringue de perfusion dans le bras du bébé, le membre enfle d’une façon inquiétante. Les médecins n’ont trouvé d’autre solution que de couper le bras, et ce, à ma consternation, sans même me demander mon avis. Mon calvaire ne fait que commencer. Je dépose plainte. Le dossier traîne trois ans dans les tiroirs du juge d’instruction, pour des raisons inconnues. Voilà qu’un jour, les responsables de l’hôpital où ma femme a accouché me proposent la somme de 200 000 DH en échange du retrait de la plainte. J’ai refusé catégoriquement. Comme mesure de rétorsion on me fait interner pendant deux mois au service psychiatrique de l’hôpital militaire, et quelque temps après on me met à la retraite, avec une pension de 1 050 DH par mois». L’affaire est toujours en cours devant le Tribunal de première instance de Salé.


Ni la loi, ni la jurisprudence marocaines ne définissent avec exactitude l’erreur médicale

Maintenant que cette association de défense des victimes des erreurs médicales a vu le jour, sur quelle base va-t-elle s’appuyer pour mener son travail ? M. Himdi admet qu’il y a un vide juridique en la matière, et qu’il faut à son avis combler au plus vite. 
Certes, au-delà de sa responsabilité devant ses pairs, examinée par l’ordre national des médecins, l’erreur médicale, selon la loi marocaine, engage aussi la responsabilité civile (compensation pécuniaire) et la responsabilité pénale (appréhendée selon le préjudice causé à la société) du médecin. Le code pénal assure ainsi la protection des personnes qui pourraient être exposées à la malveillance, à la négligence, à l'imprudence ou à l'imprévoyance du médecin. 
Mais ni la loi ni la jurisprudence ne définissent avec exactitude l’erreur médicale. S’il y a plainte de négligence contre un médecin, entraînant la mort ou tout autre préjudice, le parquet, explique le Dr Hicham Benyaich, responsable au service de médecine légale à l’hôpital Ibn Rochd de Casablanca, «ouvre une enquête et demande une expertise comme le dit la loi auprès de médecins du secteur privé. Ce qui est une aberration sur ce point : le secteur public recèle des compétences qui peuvent le faire. Notre service de médecine légale ne s’occupe que des autopsies quand on les lui demande et là s’arrête son travail». Le nombre d’autopsies demandées annuellement ? «Entre 10 et 15 chaque année», répond notre interlocuteur. En France, on estime à 10 000 le nombre de décès par an dus aux erreurs médicales. 
Le nombre de 10 à 15 autopsies au Maroc correspond-il au nombre annuel d’erreurs médicales ou supposées l’être ? Personne ne peut le confirmer. L’association qui vient de naître ne le sait pas non plus, mais elle vise la création d’un centre d’écoute et d’un observatoire national qui pourraient l’aider dans ce sens. «Et dans ce domaine comme dans d’autres, nous voudrons nous inspirer des expériences d’autres pays comme la France qui ont une longueur d’avance sur nous», indique M. Himdi. L’expérience française est effectivement une référence à plus d’un titre dans ce domaine, sauf que les Français eux-mêmes, malgré l’existence de «l’Association d’aide aux victimes d’erreurs médicales» depuis plus de 20 ans (elle a été créée en 1990), n’ont obtenu la reconnaissance par la jurisprudence française de ce qu’on appelle «la perte de chance de survie» qu’en 2007. Et, depuis, les avocats ayant régulièrement plaidé cette notion ont obtenu gain de cause dans de nombreux affaires. Nos avocats et la nouvelle association auront-ils un jour un tel texte sur lequel ils pourraient s’appuyer devant les tribunaux marocains ?

La sanction pour la réparation du préjudice peut être disciplinaire, par voie civile ou pas voie pénale

les responsables de l’ordre des médecins ne voient pas les choses de cette manière. Pour eux, arguer d’une erreur médicale est facile à affirmer, mais difficile à prouver. Le Dr Abderrazak Guennoun, rhumatologue et président du Conseil régional des médecins de Rabat nord-ouest, dit qu’il a l’habitude de recevoir annuellement des dizaines de plaintes, mais cela ne veut pas dire qu’elles sont toutes acceptées. Et l’ordre lui-même n’est pas habilité à trancher avant d’adresser une demande d’explication au médecin accusé, et de désigner un comité d’experts pour mener une enquête et donner son avis. Ce n’est qu’après que l’ordre donne son verdict : soit un non-lieu, soit un avertissement, soit un blâme, soit une suspension temporaire. La sanction peut même être la radiation pure et simple et  interdiction d’exercer du médecin en question. Mais, «pour que la sanction soit valide, insiste le Dr Guennoun, il faut d’abord  que l’erreur soit avérée avec toutes les preuves nécessaires». Ce qui n’est pas toujours facile à établir. 
Les médecins ayant écopé de cette mesure disciplinaire se comptent sur les doigts d’une main, et souvent quand «l’erreur» concerne une infraction à la loi, à l’occasion d’avortements clandestins, par exemple. L’établissement de la preuve est souvent le talon d’Achille des victimes, et rares sont les magistrats quand l’affaire arrive au pénal qui rendent des jugements allant dans le sens de la culpabilité des médecins soupçonnés d’erreurs médicales. Le cas de Sakina Yakoubi n’est pas près d’être oublié par sa famille et ses ayants droits, sept ans après (voir www.lavieeco.com édition du 29/04/2005). Agée de 49 ans, en 2004, cette femme n’a pas survécu à une opération sur sa sciatique jugée bénigne. 
Cinq ans plus tard, malgré l’acharnement et la volonté de sa famille, et «les faits avérés de leur négligence», selon Touria, la sœur de la victime, les deux médecins accusés dans cette affaire ont bénéficié d’un non-lieu (voir encadré en page suivante). Touria Yakoubi, la sœur de la défunte, ne baisse pas les bras et compte demander une révision du procès. «Si je ne l’ai pas fait jusqu’à maintenant, c’est que j’étais fort occupée par la maladie, puis par le décès de mon mari», dit-elle. Elle est déjà en contact avec la nouvelle association pour faire avancer les choses. 
La même détermination anime Redouane Samara, caporal dans l’armée, dont le bébé a été victime à sa naissance en avril 2005 d’une erreur médicale. Lui, non plus, six ans après, ne baisse pas les bras «en dépit des intimidations», accuse-t-il, dont il a été l’objet de la part de ses supérieurs qui n’ont pas apprécié ses sorties médiatiques, dont une avec Amnesty international, pour alerter l’opinion publique nationale et internationale. 
Une affaire si grave ? Elle l’est à plus d’un titre. Il n’y a pas eu mort due à une surdose anesthésique, comme ça a été le cas pour nombre de victimes, mais un handicap à vie d’un enfant qu’on a amputé d’un bras par erreur .

Erreur médicale : une association pour aider les victimes à se défendre

Elle a vu le jour en janvier dernier et compte une trentaine de membres dont les parents ont été victimes d’erreurs ou de négligences. Si le Code pénal sanctionne la négligence, il ne définit pas avec exactitude l’erreur médicale.
Les victimes des erreurs médicales ou supposées l’être ont enfin leur association. Elle a été créée il y a un mois pour défendre leurs intérêts, aider, éclairer et soutenir les victimes ou leurs ayants droit à faire prévaloir leurs droits. «Chacune des victimes souffrait seule, entamait sans aucun appui les démarches pour porter plainte devant les tribunaux, et souvent elle se heurtait à un mur de silence, notamment pour avoir accès en toute transparence au dossier médical. Il était temps que nous nous organisions pour dépasser ces difficultés», déclare, satisfait, Mohamed Himdi, président de l’association. 
Les trente personnes qui ont donné le coup d’envoi à cette association sont toutes des victimes ou parents de victimes d’erreurs médicales et plusieurs autres sont en train de se joindre à elles pour faire entendre leurs voix. La dernière en date est celle de S.H., le père d’un adolescent de 17 ans, que nous nommerons Khalid. Il était un brillant élève en sciences mathématiques. Sa maladie, la schizophrénie, a été diagnostiquée par plusieurs médecins spécialistes depuis longtemps et le malade suivait un traitement médical plutôt réussi. Un jour, le père entraîne son fils vers le cabinet d’un autre médecin que nombre d’amis lui avaient conseillé de consulter, pour essayer de voir plus clair, et pourquoi pas trouver un remède efficace. Son fils, c’est vrai, se porte mieux, mais l’espoir du père et qu’il ne soit pas sous traitement à vie. «Au bout de vingt minutes d’un tête-à-tête avec mon fils, le psychiatre donne son verdict : Khalid n’est pas schizophrène mais souffre d’un simple trouble de comportement, guérissable, selon le médecin, avec d’autres médicaments que ceux qu’il prenait», informe le père. Ce sera le début d’un calvaire pour la famille de Khalid. Le changement de traitement, après une petite rémission, produit chez le malade une grave rechute. Le garçon devient méconnaissable : il se détourne de ses études, s’enferme sur lui-même, ne mange plus et tente de se suicider. «Par téléphone, le nouveau médecin traitant nous recommande de l’emmener à l’hôpital psychiatrique Errazi de Salé», raconte le père. Plusieurs semaines plus tard, grâce aux nouveaux médicaments prescrits par les médecins de cet hôpital, le jeune malade a pu se rétablir et mener sa vie plus ou moins normalement. Le père ne veut pas en rester là, il considère expéditive et irresponsable la façon dont son fils a été traité par le nouveau médecin et veut absolument le poursuivre en justice pour réparer le préjudice subi. Il est mis en contact avec l’association pour entamer les démarches nécessaires. L’une des actions qu’entend mener le président de cette association est de contacter l’ordre des médecins, lors de chaque affaire d’erreur médicale, pour savoir si le médecin traitant a toutes les qualifications et tous ses diplômes nécessaires pour pratiquer. «Car on n’est pas sûr, vu le nombre d’erreurs et de personnes qui se plaignent, que ça soit le cas pour tous les praticiens de médecine», estime M. Himdi.

Maroc : Erreurs médicales, la loi du silence

Les affaires d'erreurs médicales se multiplient devant les tribunaux. De simples opérations chirurgicales tournent au drame. A qui incombe la responsabilité ? Radioscopie d'un tabou social.